L’automne est sa saison préférée… celle des derniers beaux jours ensoleillés où l’envie de promenade se double d’un plaisir malin, celui de ramasser ses jolis fruits brillants qui iront plus tard s’éclater sur des braises rougeoyantes. Mais le châtaignier sait être bien autre chose…
Plop ! Avec un petit bruit sourd, la bogue a roulé sur le sol, emportant avec elle dans sa précipitation une feuille dorée piquée sur ses épines… Elle s’en va rejoindre quelques-unes de ses camarades d’infortune, tapissant ainsi le sol déjà couvert de feuilles mortes… Le soleil, déjà bas sur l’horizon, éclaire la fente du fruit : trois petites boules, d’un brun bien ciré, y sont logées serrées, comme pour se tenir chaud… En relevant la tête quelques géants étirent leurs dernières branches vers un ciel limpide. L’endroit est magique : les frondaisons de cette vieille châtaigneraie ont abrité, dans les années 1760, les rêveries d’un promeneur solitaire…

Une châtaigneraie relique
C’est là en effet, à Montmorency, dans une bourgade retirée du monde située à une vingtaine de kilomètres de Paris, que l’un des grands philosophes des Lumières, Jean-Jacques Rousseau, vient très souvent s’y promener lorsqu’il loge à l’Ermitage tout proche, propriété de Mme d’Epinay, puis dans sa petite maison du Mont-Louis. “(…) je commençai par m’arranger pour mes promenades, et il n’y eut pas un sentier, pas un taillis, pas un bosquet, pas un réduit autour de ma demeure que je n’eusse parcouru dès le lendemain. Plus j’examinais cette charmante retraite, plus je la sentais faite pour moi. Ce lieu solitaire plutôt que sauvage me transportait en idée au bout du monde. Il avait de ces beautés touchantes qu’on ne trouve guère auprès des villes; et jamais, en s’y trouvant transporté tout d’un coup, on n’eût pu se croire à quatre lieues de Paris.” (Confessions, Livre IX, 1756)

De cette châtaigneraie immense qui s’étendait autrefois sur le plateau, théâtre des rencontres amoureuses du philosophe et de Sophie d’Houdetot il ne subsiste aujourd’hui qu’un petit pan de colline cerné par les pavillons. Implantés sur les pentes raides, exposées en plein Sud, d’une butte-témoin qui surplombe la vallée de Montmorency, ces derniers châtaigniers bénéficient de quelques degrés supplémentaires. Leurs troncs puissants et tourmentés, leurs écorces burinées et fissurées par les années, leurs branches marquées par les séquelles du temps en font de majestueuses et grandioses silhouettes, incroyables témoignages d’un paysage disparu.
Un méridional qui s’aventure avec plaisir sous nos latitudes.
Le châtaignier (Castanea sativa) est plutôt un arbre du Sud : de vastes châtaigneraies ceinturent le pourtour Nord de la Méditerranée où l’arbre est un élément incontournable des pratiques sylvicoles. Dans nos contrées il se fait moins familier : la Belgique est un des territoires les plus septentrionaux où il est possible de le rencontrer, à l’exception de l’Ardenne. On ne le plante plus guère en massif forestier mais plutôt dans des alignements de parcs, de drèves ou en sujet isolé et cela depuis bien longtemps. Nos trois régions abritent bon nombre de spécimens remarquables dans des espaces urbains, notamment à Bruxelles, mais surtout dans des parcs et jardins privés. L’association belge de dendrologie en recense cinq champions dont un spectaculaire châtaignier à Lovendegem de 8,45 m de circonférence ! A Momalle (Remicourt) c’est un châtaignier de 6 m de circonférence qui borde le petit bourg comme une bienveillante sentinelle….. Une extraordinaire drève subsiste encore au château de Aineffe. Mariemont, Hoegaarden en abritent de beaux sujets. Dans le parc du château de Jehay (à Amay) se découvre aussi un ensemble de deux drèves orthogonales dont on peut imaginer qu’elles structuraient le parc de belle manière : les alignements de troncs noueux ceinturent un pré d’où l’on peut admirer ce bel ensemble. Que de promenades semblables à celles de Rousseau peut-on encore réaliser aujourd’hui !

Un géant gâté par la nature
Par son port à la cime largement étalée, son ombre fraîche, la beauté graphique de ses feuilles lancéolées, de ses fleurs en longs chatons dorés et de ses bogues piquantes, le châtaignier est un très bel arbre de parc : “Son tronc peut prendre des dimensions colossales qui en font le géant des feuillus de nos climats” rappelle Pierre Lieutaghi dans son “Livre des arbres, des arbustes et arbrisseaux”… mais le châtaignier est bien plus que cela !

C’est un arbre aux multiples aptitudes : ses fruits –ou “marrons”- ont longtemps fait la nourriture de base des campagnes. Transformés en farine ou utilisés tels quels, les cuisinières les accommodent de multiples façons, salés ou sucrés.
Son écorce et son bois, riches en tanins, ses fruits, ses fleurs et même ses feuilles s’utilisent largement dans la pharmacopée.
Coté bois, il fait le grand bonheur du jardinier ! “Son bois est très dur, plutôt même très durable” explique Xavier Sépulchre, dont les hangars de Rosières regorgent de clôtures en échalas de châtaigniers qu’il fait faire en France. “Son aubier – la partie extérieure du tronc située sous l’écorce, beaucoup plus tendre, dans laquelle la sève circule- est très mince : cela veut donc dire que l’arbre est prêt à être utilisé plus tôt que d’autres essences et qu’il n’y a pas beaucoup de pertes de matière quand on le prépare.” Mais attention ! Toutes les régions d’exploitation ne sont pas pourvoyeuses de la même qualité de bois : “Curieusement, poursuit ce spécialiste de la clôture en châtaignier depuis 1982, seuls les arbres en provenance du Sud-Ouest de la France et du Kent en Angleterre permettent de réaliser ces clôtures traditionnelles : leur bois se fend verticalement suivant des rayons et ne bouge pas. Dans d’autres régions le bois a tendance à se fendre le long des cercles concentriques de croissance et est alors inutilisable pour ce type de travail.” Ces clôtures en échalas reliés par des fils de fer galvanisés ont fait le bonheur de nombre d’amoureux de jardin sans prétention et de paysagistes en quête de naturel. Conçues à l’origine pour stabiliser les dunes, elles font toujours penser à la simplicité des espaces du littoral : le soleil traverse avec bonheur ces palissades où le bois joue à merveille avec la lumière. “Je préfère toujours les larges écartements entre les échalas,” complète Xavier Sépulchre, “cela apporte plus de transparence et de légèreté à l’ensemble. Je suis très sensible aussi à la teinte gris argenté que le bois prend rapidement en extérieur : ses reflets doucement brillants mettent vraiment en valeur le jardin. Et pour que l’ensemble dure longtemps –25 ans est une durée tout à fait envisageable- il suffit de respecter quelques règles à commencer par ne jamais laisser à terre une clôture car, s’il ne craint pas l’eau, le châtaignier n’aime pas du tout le contact permanent avec la terre humide !”

Coupé, fendu, écorcé, étuvé, tissé…
Autre atout de ce “touche-à-tout” : son envie irrépressible de rejeter de souche. Il est donc très souvent exploité sous forme de taillis dont les durées de “révolution” –la période entre deux coupes- sont variables suivant les usages que l’on choisit. “Lo Chestanh” est l’arbre fétiche du Limousin et de la Creuse : là-bas se pratique encore la sylviculture en taillis qui fournit une grande partie du bois de châtaignier utilisé dans nos régions. Jusqu’à 5 ans les tous jeunes rejets servent à la vannerie et la fabrication de paniers ou de claies. Un peu plus tard, vers 7 ans, se récoltent les gaulettes utilisées dans les plessis. Fendues, celles-ci deviennent des feuillards utilisés pour des sièges, des manches, des cache-pots ou bien des éclisses qui se “tissent” dans des paniers ou des fauteuils. A 8-15 ans c’est le bon âge pour devenir échalas : ces grandes perches, fendues ou non, permettent de soutenir la vigne ou le houblon, de réaliser des clôtures, treillages et lattes, montants d’échelle… Et puis jusqu’à 25 ans le bois est systématiquement fendu pour devenir planches de parquets ou bardeaux protecteurs. Ces bardeaux sont à la fois imputrescibles, imperméables, respirants et durables car non traités : ils assurent à merveille la couverture de toitures et de murs et donnent du caractère à la moindre petite cabane de jardin.

Ils viennent du Limousin, la terre fétiche du châtaignier, où l’entreprise Richard détient encore un savoir-faire ancestral qu’elle applique notamment dans des chantiers de restauration. La qualité et la durabilité de la toiture proviennent de la fabrication même du bardeau : ce n’est pas une planche de bois scié mais bien un tronc fendu, retaillé et aplani à la main qui guide l’eau de pluie dans la bonne direction. Toutes ces utilisations et ces savoir-faire qui résultent de longues observations sur la nature du bois et ses potentialités, révèlent aussi le lien fort qui peut exister entre un arbre et les hommes qui le côtoient, génération après génération.
Son atelier est installé sur les rondeurs d’une colline qui surplombe le vallon de la Gartempe, aux confins de la Creuse et de la Haute-Vienne… Dans la région, les routes n’en font qu’à leur tête, arpentant en d’innombrables lacets les doux reliefs du Limousin : à chaque virage, le paysage de bocage change de perspective, toujours renouvelé, toujours verdoyant, serein et apaisant. Lucien Cassat s’est installé là il y a 20 ans avec l’idée de reprendre des savoir-faire traditionnels du bois tout en changeant une certaine image du châtaignier, celle un peu surannée des meubles de nos grands-mères.

Un arbre qui sait s’adapter à son temps
“Lo chestanh” n’était alors pas au mieux de sa forme : la région, terriblement désertée par l’exode rural, abandonnait petit à petit ses taillis, voyait s’amoindrir la créativité de ses hommes et leur optimisme. “L’idée initiale était de puiser dans le patrimoine régional et de créer de nouveaux meubles en châtaignier à partir de l’existant pour redynamiser une pratique et une activité locale” : Lucien Cassat se souvient de ses débuts, de ses recherches effectuées dans la région, qu’il a voulu très vite croiser avec des traditions issues d’autres continents. “Pour renouveler l’image de ce mobilier régional, je voulait sophistiquer et raffiner les produits tout en allant vers plus de “sauvage”, ce qui était assez “décalé” à l’époque” se souvient-il. Il travaille avec de grands créateurs –Garouste et Bonetti, Christian Liaigre, Jean-Michel Wilmotte, Sylvain Dubuisson, Christian Duc…- pour trouver de nouvelles formes, diversifier les images de ce matériau bois si polyvalent. Des prototypes s’améliorent, puis le style se pose : les meubles de sa société, Lou Fagotin, sont issus des mêmes perches de châtaignier, non écorcées, passées à l’étuve et courbées dans l’atelier. Tout un mobilier très “nature” voit le jour, toujours diffusé aujourd’hui, notamment chez Christian Liaigre à Bruxelles : des chaises et des fauteuils, des tabourets, bancs et banquettes, des méridiennes, des tables, classiques ou basses, des paravents et des clôtures revisitent avec esprit le patrimoine creusois… Beaucoup de ces meubles sont fait pour le jardin, les autres pour l’intérieur ne craignent pas de prendre l’air en été. Avec un peu de perspicacité il est possible de les retrouver dans des restaurants de la région, des chambres d’hôtes ou des hôtels parisiens.
Lucien Cassat n’allait pourtant pas s’arrêter en si bon chemin. Derrière son atelier, des bois recouvrent le haut de la colline puis redescendent rapidement vers la Gartempe : un territoire naturel –protégé aujourd’hui- à l’écart du monde, sans chemin, fait de futaies et de taillis où pénètre doucement la lumière du Sud, presque un domaine pour aventuriers !

Vivre l’expérience de la nature pure
“Mon caractère me porte très fortement vers la nature vierge, celle qu’il faut découvrir avec humilité, admirer avec silence, écouter avec passion…” Quand Lucien Cassat travaille sur ses meubles de jardin, il laisse libre cours à son imagination : l’idée de folies de jardins, de fabriques lui passe vite par la tête. Pas de cabanes qui ressemblent à des maisons, plutôt des habitacles nomades qui s’inspirent directement de formes simple et naturelles dans lesquelles il est possible de se loger : une faine, une chrysalide, une carambole, un cocon…. “Je les ai appelées les Folies d’Amédée du nom de mon âne,” ajoute-t-il, “on vient y dormir à la belle étoile pour être en contact étroit avec la nature de la nuit, ses bruits, ses odeurs, ses mystères.” Ces formes simples sont évidemment réinterprétées en bois de châtaignier avec lequel est montée la structure de base. Lucien Cassat parfait leur aménagement pour en faire un vrai abri et y ajoute un matelas de paille. Il ne reste plus qu’à les installer dans le bois ou au bord de la rivière : depuis les amateurs de sensations fortes viennent une nuit y découvrir la beauté primitive du monde… comme la rêverie contemporaine d’un promeneur solitaire.