Immobile, la pierre vit pourtant, faisant vibrer ses nuances subtiles au gré de la pluie ou du soleil, surprenant le toucher de ses textures brutes ou travaillées, jouant harmonieusement avec le végétal qu’elle met toujours en valeur… La visite des jardins de Valloires, hymne aux plantes de tous les âges, est aussi prétexte à lui rendre hommage.
En venant de Belgique la route traverse longuement les plateaux céréaliers aux confins de la Picardie quand, au détour d’un embranchement, passé Hesdin, elle se laisse descendre rapidement vers la vallée de l’Authie : les paysages se resserrent, les parcelles se rétrécissent, longées de peupliers, de frênes et saules têtards. Les maisons blanches, autrefois badigeonnées à la chaux, aux toits de tuiles rouges, s’installent sur des soubassements de silex noirs, trahissant ainsi la nature crayeuse du sol. Les jardins sont joliment fleuris, le pays accueillant.
La route, toute en courbes, s’insinue dans l’arrière-pays côtier. Derrière les cimes se découpe soudain, surprenante, la silhouette élancée du clocher de l’Abbaye de Valloires. L’implantation des moines cisterciens dans cette vallée humide remonte au milieu du XIIe siècle. L’abbaye, reconstruite entièrement en 1741 en style classique, est désaffectée –mais sauvée- 48 ans plus tard, à la révolution. Elle va alors poursuivre, jusqu’à aujourd’hui, une mission sociale auprès d’enfants et d’adolescents en difficulté. Le jardin, lui, va retrouver une âme, à la manière d’un bicentenaire, en 1989…

Sous le crayon et la vigilance de Gilles Clément va en effet naître un jardin de collections botaniques encadrant un jardin régulier très épuré. Face à la superbe façade XVIIIe du bâtiment principal le paysagiste déroule un espace structuré, à la perspective largement ouverte sur le ciel, un jardin qui inspire silence et presque recueillement. Une immense roseraie, dessinée selon un plan en carrés, se prolonge d’un tapis vert encadré de haies sombres : à son extrémité jaillit un cloître végétal fait de colonnes d’ifs, planté d’arbustes et de vivaces aux floraisons subtilement colorées.
Le long de ce vaste espace, s’allonge, du côté fond de vallée, un jardin d’eau disposé autour d’un fin canal, le Riverel, mémoire d’un canal dérivé de l’Authie au temps des cisterciens. Les parterres qui le bordent sont éclairés par un tapis de galets blancs qui mettent en valeur un couvert dense de bambous, de pétasites et d’arbustes des marais.
De l’autre côté, montant le long des flancs de la vallée de l’Authie, les collections d’un pépiniériste de la région ont été replantées et réinterprétées dans une scénographie d’une extrême simplicité, que nécessitaient les budgets alors accordés à la réalisation de ces jardins. Les végétaux sont regroupés selon des thématiques variées – la couleur, l’ombre, les piquants, les cinq sens, l’eau et les marais…-, comme autant d’îles blotties sur une vaste prairie. Là les amateurs ont devant leurs yeux plus de 5000 variétés de plantes résistantes au froid, venues d’Europe orientale, d’Asie et d’Amérique. Cette vaste collection se découvre à partir d’une merveilleuse allée de 80 Prunus ‘Mont Fuji’ et ‘Shirotae’ dont le spectacle au début du printemps est inoubliable.

Ce premier jardin fait la part belle au végétal. Il va se compléter, en 2003-2004, d’un deuxième espace, très différent, dans lequel la pierre entre en scène.
“Nous avions, dès le début, souhaité aménager cette partie des jardins qui se situe au delà d’une vieille allée de tilleuls”, se souvient Vincent Delaître, responsable jusqu’à tout récemment, des Jardins de Valloires. “Mais il avait fallu y renoncer temporairement. En 2000, cherchant une nouvelle thématique s’accordant à l’esprit de ce qu’avait créé Gilles Clément, nous avons pensé rendre hommage à Jean Baptiste de Lamarck (1744-1829), enfant du pays et grand naturaliste, auteur d’une très renommée Botanique, mais aussi d’une première théorie sur l’évolution des espèces. Ce serait donc le “Jardin de l’Evolution”.
Passé une longue période de recherche sur l’œuvre foisonnante du génial biologiste (voir encadré), naît un concept de jardin, proposé tout naturellement à Gilles Clément et son Atelier Acanthe. “Avec du recul, il fallait être quelque peu prétentieux pour proposer ainsi un projet en partie “ficelé” à Gilles Clément ! “reconnaît Vincent Delaitre. “Il a tout de suite accepté de s’y investir et il a voulu aller à l’essentiel. Un premier projet puis un second ont permis d’y voir plus clair. Mais c’est toujours de l’évolution des plantes et du savoir de Lamarck dont nous allions parler.”
Jardinier sensible, curieux de notre monde, Clément esquisse, conçoit, travaille cette histoire des plantes qui est loin de le laisser indifférent. Avec Miguel Georgieff, ils utilisent la pente naturelle du terrain pour faire comprendre, par les degrés de deux escaliers, comment s’est traduite cette spectaculaire évolution du monde végétal. En bas du jardin il installe une spirale de la vie : “(elle symbolise une) sorte de big bang végétal” écrira t’il dans Une écologie humaniste, “une spirale à partir de laquelle s’engagent les différentiations et se créé la diversité”. Dans cette spirale, la pierre, élément fondamental de la Nature et symbole ici du monde des origines, apparaît avec force. Elle prend la forme d’une pouzzolane volcanique rouge sombre qui recouvre le sol tel un gravier, contrastant avec bonheur avec les verts des tendres mousses, des fragiles fougères, ou des prêles hiératiques qui s’élancent sous un couvert de gingkos. La simplicité est là pour évoquer les premiers paysages.

Rayonnant à partir d’un dallage central de schiste découpé en étoile, des lames de schistes mordorés viennent s’incruster dans le sol. Pour rendre hommage à Lamarck, les paysagistes choisissent une approche contemporaine : graver dans cette pierre des extraits de ses œuvres, une manière sensible de faire parler un homme, qui n’est pas sans rappeler les poésies gravées dans la pierre qui sont apparues largement dans les jardins des Lumières, du temps de Lamarck.
Pour gravir les âges de l’Evolution, deux escaliers mènent ensuite à la terrasse haute du jardin. L’un est en traverses de bois, la “rampe des “âges”, et évoque la biologie. L’autre, construit en pierre calcaire de Marquise, est un geste impressionnant dans le jardin. Cette “marche des Eres” telle que la nomme Gilles Clément, d’une blancheur éclatante, évoque la géologie toujours sous-jacente. Elle guide le visiteur à travers l’évolution des végétaux, lui faisant traverser des massifs de plantes de plus en plus sophistiquées : Magnoliacées apparues il y a 110 millions d’années, Renonculacées, Apiacées, Astéracées pour terminer par les Poacées. L’escalier est en lui-même spectaculaire : de part et d’autre de la montée des marches, les dalles de pierre s’inscrivent dans le talus dessinant le relief d’une asymétrie subtile… qui a laissé perplexe plus d’un maçon chargé de réaliser cet objet étonnant. Les joints larges ont laissé au fil des années des mousses s’incruster entre les dalles, jouant là aussi le contraste des textures et la philosophie d’une nature toujours en mouvement. Des moulages de plantes, réalisés en laiton à partir d’échantillons patiemment collectés par des chercheurs du Museum, sont intercallés entre les dalles et précisent au visiteur les végétaux qui l’entourent ainsi que leur place dans l’évolution de la flore terrestre, dans une scénographie qui ne s’impose jamais à l’œil.
Contrairement au jardin “de l’abbaye” qui laissait la place à de longues perspectives, la végétation ici est dense et l’on se promène dans un univers fait de découvertes successives… En haut de l’escalier, se découvrent l’une après l’autre, trois chambres de verdure qui évoquent les travaux du naturaliste. La chambre des êtres fait référence à la biologie, la chambre de l’érosion à la géologie, la chambre des nuages à la météorologie, trois domaines dans lesquels Lamarck a apporté son savoir et sa perspicacité. Les deux dernières laissent à la pierre le rôle principal avec des jeux d’échelles, de textures et de reflets.
La chambre de l’érosion donne à imaginer la dégradation des roches : ce lent processus qui transforme inéluctablement nos reliefs, est mis en scène à travers un éboulement inscrit dans un espace en creux délimité par une terrasse horizontale. La pente légère du sol est propice à montrer que sous l’action de la gravité ce sont les plus gros blocs, ici en grès, qui dévalent le plus loin la pente. De forme légèrement trapézoïdale, l’espace joue avec une fausse perspective qui le fait paraître plus long qu’il n’est. Le calepinage du dallage de calcaire clair, ponctué de quelques dalles taillées dans un calcaire très fossilifère, -là aussi jeu de textures et de rendu de la lumière – a été posé de manière à ce que les joins, tous différents ou presque, “rattrapent” l’angle ainsi formé. Les blocs, évidemment très lourds, ont été disposés comme sur le plan initial… les plus légers sont parfois déplacés malicieusement par des visiteurs, mais rien n’échappe à l’œil de Vincent Delaitre…!

Quelques pas plus loin, la chambre des nuages rappelle que Lamarck, le premier, a entrepris une classification des nuages… Pour donner à penser le climat, le sec et l’humide, Gilles Clément recherchait un marbre noir dont le poli, tel un miroir, ferait se refléter le ciel dans le jardin. Il l’a trouvé aussi à Marquise puisque les carrières de cette région extraient des calcaires de couleurs très variées, notamment un noir très sombre au polissage. C’est au sein même de la carrière que les blocs ont été patiemment mis de côtés par les paysagistes. Sur place, ils ont été disposés pour respecter un plan préalablement établi, découpés, polis, mais aussi travaillés sur leurs tranches de manière a obtenir le rendu souhaité. Ce contraste fort entre deux textures, les fractures de cette table de pierre évoquent de manière presque dramatique les évolutions climatiques, résultats d’activités humaines oublieuses de la fragilité de notre monde. Cette installation montre aussi toutes les subtilités que la pierre recèle en elle-même.
Quand l’ensemble fut prêt à être installé dans le jardin, les blocs ont tous été numérotés et posés sur site. Là il a fallu finaliser la fondation pour qu’elle résiste au poids de ces géants de pierre puis reposer exactement, une fois pour toute, les blocs suivant le repérage fait en carrière… L’ensemble a été poli à nouveau l’année suivante pour améliorer les reflets par temps de pluie et permettre aux nuages d’évoluer aussi sur la pierre…

Entourées de hautes vivaces qui adoucissent la régularité de certains tracés, ces chambres dominent la vallée : ainsi prend fin, dans un jardin consacré avant tout aux plantes, ce regard sur la pierre… pierre du terroir, pierre d’ici et de là, pierre vivante… pierre essentielle au jardin. La diversité des roches est aussi étonnante que la variété des végétaux. Leur connivence est manifeste. Dans cet hommage –si fraternel- à un grand scientifique dont l’énergie s’est portée à connaître et à transmettre au plus grand nombre les richesses du monde naturel, leur dialogue dans le jardin fait naturellement sens.